vendredi 15 septembre 2023

La guerre en Ukraine, Lutte ouvrière et nous

Photothèque Rouge / Martin Noda / Hans Lucas
Dans le numéro 227 de sa revue Lutte de classe, Lutte ouvrière (LO) a publié un article intitulé « L’ex-Secrétariat unifié face à la guerre en Ukraine ». Dans ce long texte à charge contre la IVe Internationale et les organisations qui lui sont liées, parmi lesquelles le NPA, LO entreprend de démontrer à quel point les positions que nous avons adoptées sur la guerre de Poutine en Ukraine sont l’expression d’un « renoncement théorique » derrière lequel se profile « l’abandon de la perspective révolutionnaire socialiste » (sic). L’article qui suit est une réponse au texte de LO, qui ne prétend pas répliquer à l’ensemble des nombreuses — et pas toujours très fraternelles — critiques qui y sont formulées, mais veut préciser un certain nombre de points.

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lundi 18 avril 2022

Faites ce que vous voulez mais ne votez pas Le Pen

 


"Pas une voix pour Le Pen."

- "Ah oui mais c’est pas clair, en fait tu appelles à voter Macron, tu penses que Macron c’est mieux ?"
- "Ah oui mais c’est pas clair, en fait tu n’appelles pas à voter Macron, tu penses que Le Pen n’est pas fasciste ?"
Bienvenue dans le désert du réel.
Ça discute, ça polémique, ça s’insulte.
Tu portes la responsabilité historique de l’avènement du fascisme.
Tu portes la responsabilité historique de la banalisation du macronisme.
Rien que ça.
Alors en fait : non.
Par quoi commencer ? Le plus simple peut-être, le plus important sûrement : Macron et Le Pen ce n’est pas bonnet blanc et blanc bonnet. Le Pen, le fascisme, ce n’est pas Macron, même en pire. Pas toujours simple à entendre, mais cher·e ami·e, cher·e camarade, il faut vraiment que tu te dises que ça n’a rien à voir.
Faites ce que vous voulez mais ne votez pas Le Pen.
On a perdu collectivement certaines références, mais le programme de l’extrême droite aujourd'hui c’est : la destruction de ce qui reste de vagues bribes de démocratie ; un écrasement sans précédent de tout ce qui reste de maigres droits aux étranger·e·s ; la présomption d’innocence pour la police tueuse ; la fin des allocations pour les personnes étrangères ; l’interdiction du voile dans l’espace public ; la fin des subventions pour les associations antiracistes, féministes, LGBTI ; et à la fin, tu l’auras bien compris (ou il serait temps que tu le comprennes) : la fin de tous tes droits.
L’accession de l’extrême droite au pouvoir libèrerait, dans la société, des forces dont on mesure mal, aujourd’hui, les dégâts qu’elles pourraient faire.
On a perdu collectivement certaines références, mais l’extrême droite c’est : un projet de destruction d’absolument tout ce qui ressemble à du collectif. Et la mise au pas violente de tout ce qui ne rentre pas dans le rang.
Comme les autres ? Pas vraiment. Pas du tout.
Ces gens sont la lie de l’humanité. Il ne faut jamais qu’ils accèdent au pouvoir.
"On n’a jamais essayé".
Si.
Ça s’appelle Mussolini, Hitler, Salazar, et quelques autres. Ouvre un bouquin. Et tu verras que toi qui as des doutes, tu serais déjà en prison. Ou mort.
Ah non c’est pas pareil.
Ah bah si en fait.
Tant qu’ils ne sont pas au pouvoir ce n’est pas pareil. Quand ils sont au pouvoir c’est trop tard. Quand tu vois ce qu'ils mettent dans leur programme, imagine ce qu'ils font quand ils ont gagné.
"Ça va faire bouger les choses."
Une chose est sûre, si ça se produit, tu ne vas pas bouger longtemps.
Faites ce que vous voulez mais ne votez pas Le Pen.
Oui mais Macron ?
Oui mais Macron.
Macron a pété nos vies, nos manifs, nos mains, nos yeux, nos ami·e·s, nos camarades. Macron a insulté notre classe, notre camp, tous les jours, avec son petit sourire de trader satisfait, avec sa petite gueule de premier de la classe raté, son arrogance. Et d’ailleurs il le dit : je vais continuer.
Macron. L’ennemi. La honte. La haine.
Tu ne veux pas voter pour lui.
Moi non plus.
Tu penses que cinq ans de plus avec lui ça va être l'horreur.
Moi aussi.
Tu penses que le fascisme est déjà là.
Pas moi.
Ça n’a rien à voir, cher·e ami·e, cher·e camarade.
Rien.
Faites ce que vous voulez mais ne votez pas Le Pen.
Quand on te dit Mussolini ou Hitler, tu te dis que c’est pas pareil.
Ça ne peut pas se reproduire.
Tu te dis que c’est différent.
Et tu as raison. Un peu.
Mais tu as tort. Beaucoup.
Allez on tente, juste pour voir : quand tu vois un meeting de Macron sur les chaines d’info et quand tu vois un meeting de Zemmour, tu sais parfaitement que ce n’est pas la même chose. Violence dans les mots, violence dans la salle, violence dans les actes. Et tu as raison.
Alors imagine ce que ça donnerait s'ils gagnaient...
"Ah oui mais alors tu penses que Macron…"
Non.
Macron c’est l’ennemi, l’arrogance de la bourgeoisie, la violence de la haine de classe. Nous aussi on a slalomé entre les projectiles de LBD. Et on ne les a pas toujours évités.
Alors oui, c’est clair, là, on n’a pas envie de voter Macron, et on n’a pas envie d’appeler à voter Macron.
Et c’est bien compréhensible.
Alors :
Tu veux voter Macron pour "barrager" la fasciste ?
Tu as raison.
Tu n’arrives pas à voter à Macron car tu te dis qu’il est le meilleur allié de la fasciste ?
Tu as raison.
Par contre :
Faites ce que vous voulez mais ne votez pas Le Pen.
Et peut-être que maintenant, une fois que cette chose très claire est dite (et redite), on peut se le dire entre nous : on ne sait pas quoi faire dans cette situation de merde.
On ne l’a pas provoquée. On ne l’a pas cherchée. On a fait ce qu’on a pu. Mais on n’a pas réussi, à ce stade.
Alors à défaut d’avoir des idées intéressantes on s’insulte.
Tu portes la responsabilité historique de l’avènement du fascisme.
Tu portes la responsabilité historique de la banalisation du macronisme.
Cool.
C’est bien noté.
Et sinon on fait quoi ?
Que tu votes Macron ou pas, en vrai je n’en ai rien à faire.
Ce que je sais, ce que j’espère, c’est que tu seras convaincu·e et que tu convaincras un maximum de gens de :
Faites ce que vous voulez mais ne votez pas Le Pen.
Et à toi qui penses que ce n’est pas suffisant de dire ça, ou en-deçà, ou une forme de traitrise, un truc pas assumé, une feinte, une esquive, je ne sais pas quoi, on va se le dire :
Appeler à voter Macron n’est pas nécessairement le meilleur moyen de faire perdre Marine Le Pen.
Tu n’imagines même pas à quel point ça peut encourager des gens à verser dans le pire.
Je "cède à la pression" ?
Tsss.
Chacun sa pression.
Réfléchis à la tienne, elle n’est pas plus souhaitable que la mienne.
Tu n’imagines probablement pas à quel point un "front républicain" — malgré lui — derrière Macron peut exercer une pression qui encourage les gens à voter Le Pen.
Tu n’imagines même pas à quel point dans de nombreux milieux et secteurs sociaux — parfois inattendus — la tâche prioritaire est de convaincre les gens de ne pas voter Le Pen et qu'appeler à voter Macron n'est certainement pas le moyen de les convaincre, bien au contraire.
Alors tu peux bien évidemment faire campagne pour dire qu’appeler à voter Macron est le minimum syndical de l’antifascisme aujourd’hui. Je ne suis pas d’accord avec toi. Mais je ne te critiquerai pas.
Car mon problème, notre problème, n’est pas de cliver sur l’appel au vote Macron mais sur le vote Le Pen et sur la nécessaire construction, au-delà des questions électorales, d’un mouvement antifasciste, intégrant la lutte contre ce qui favorise le fascisme, mouvement qui n’a pas attendu le deuxième tour et qui ne s’arrêtera pas après.
Et contrairement à ce que tu fais parfois, je ne t’insulterai pas, et je ne te mettrai pas devant tes "responsabilités historiques", avec l’histoire qui va juger et compagnie.
L’histoire ne juge rien. L’histoire ne fait rien. L’histoire, c’est nous qui la faisons, et si tu penses que l’histoire est faite d’appels au vote, qui vont être "jugés", c’est ton problème, pas le mien.
On revient aux vraies choses sérieuses entre nous ? L’extrême droite est à plus de 30% au premier tour, elle est aux portes du pouvoir après 40 ans de politiques antisociales et racistes, et on va expliquer que le basculement "définitif" va être la faute de militant·e·s antifascistes qui, en bout de chaîne, ne veulent pas faire, collectivement, un appel au vote explicite à Macron car ils et elles pensent que ça sera contre-productif ?
On veut empêcher Le Pen de gagner. C’est clair ou pas ?
"Pas une voix pour Le Pen", c’est une campagne, pas une posture. C’est essayer d’éviter le pire en partant de la situation concrète — merdique, de ses contradictions — désastreuses — et de nos capacités d'intervention — limitées.
Faire baisser le nombre de voix pour l’extrême droite. Quel antifasciste peut être contre ça ?
Soyons d’accord : l’arrivée de Le Pen au pouvoir serait une catastrophe absolue, qui serait qualitativement différente du néo-libéralisme autoritaire de Macron. Et qui serait une saut qualitatif dans la violence contre les étranger·e·s, les musulman·e·s, les personnes LGBTI.
Enfin j’espère qu’on est d’accord.
Et on fait le job, chacun·e à notre façon. Pour empêcher cette catastrophe.
Alors faites ce que vous voulez mais ne votez pas Le Pen.
Et faites ce que vous voulez mais arrêtez de faire porter la responsabilité du développement du fascisme sur les antifascistes. Vous vous retrouvez avec des alliés bizarres à dire ça.
Et faites ce que vous voulez mais ne pensez pas que les gens qui essaient de convaincre, sans appeler à voter pour le détesté Macron car ça peut dans bien des cas s'avérer contre-productif, de ne pas voter Le Pen, en expliquant ce que sa victoire entrainerait comme catastrophe, sont en train de préparer l’avènement du fascisme et ont perdu tous leurs repères.
Et aussi :
Va falloir se parler, s'organiser, resserrer les rangs, reconstruire du collectif, de la bienveillance et de la solidarité.
Parce que le pire n'est jamais certain mais on n'est pas obligés d'y sauter l'un·e après l'autre à pieds joints.

dimanche 13 mars 2022

Hommage à Alain Krivine

Photothèque rouge/Martin Noda/Hans Lucas

Salut, vieux.

C’est ce qu'il disait souvent, en tout cas aux mecs, quand on le croisait en arrivant à la manif, à l’imprimerie, au local parisien, au meeting, à l’université d’été, au restau à Montreuil.
Maintenant c'est nous qui le disons.
Salut, vieux.
On est des milliers, des dizaines de milliers sûrement, à avoir une boule dans le ventre ce soir.
Alain Krivine n’est plus là.
Ça fait vraiment bizarre d’écrire ça. Ça fait un peu mal. Beaucoup.
Parce qu'il a toujours été là Alain.
On ne va plus entendre ses interventions passionnées en réunion, ses mots encourageants quand on avait des doutes, ses blagues nulles (mais drôles des fois).
On ne va plus le voir en manif, ou à la fête de l’Huma, ou au marché de Saint-Denis, distribuer les tracts, discuter avec les gens, vendre les journaux du parti.
"Il est super le journal, c’est con que personne ne le lise", qu’il disait.
Alain Krivine était l’une des figures du mouvement de Mai 68. L’une des figures d’une génération militante, née pendant ou juste après la Seconde Guerre mondiale. L’une des figures d’un courant politique révolutionnaire, le trotskisme, un communisme antistalinien, dans sa version la plus ouverte sur les changements dans la société, sur les luttes, sur les préoccupations des nouvelles générations.
Quand il racontait des souvenirs, des anecdotes, des grandes et des petites histoires, ce n’était jamais pour faire l’ancien combattant. Mais toujours avec le souci de se demander à quoi pouvaient servir, ici et maintenant, ces expériences, ses expériences, vos expériences, à lui, à vous qu’on a toujours appelés avec affection "nos vieux".
On est des milliers, des dizaines de milliers sûrement, à avoir une boule dans le ventre ce soir. Et pas qu’en France. Les messages et les hommages affluent des quatre coins du monde.
Car Alain Krivine était un internationaliste, un vrai, une incarnation de la belle formule de Che Guevara : "Surtout, soyez toujours capables de ressentir au plus profond de votre cœur n’importe quelle injustice commise contre n’importe qui, où que ce soit dans le monde. C’est la plus belle qualité d’un révolutionnaire." Un internationaliste en actes, pas un pseudo géopolitologue justifiant l’absence d’action concrète par des analyses abstraites.
L’action. Contre les injustices, contre les catastrophes générées par le capitalisme, contre le racisme, contre le colonialisme, contre les fachos, pour l’émancipation, pour un monde meilleur, pour l’humanité.
Un modèle d’abnégation, de constance, de fidélité à ses idéaux, contrairement à bien des renégats de sa génération qui ont plus ou moins rapidement renié leurs convictions pour bénéficier des avantages matériels et symboliques de la politique politicienne. D’où le titre, parfait, de son bouquin autobiographique : "Ça te passera avec l’âge".
Bah non, ça ne lui a jamais passé à Alain. Il était là, il continuait de venir au local, de vendre le journal, de distribuer les tracts, de discuter avec tout le monde. Il aurait pu faire carrière dans la politique, devenir un petit notable, mais ça ne lui a jamais effleuré l’esprit. Servir les autres, pas s’en servir. Même quand il s'est retrouvé député européen. Merde, on a été élus.
En 2018, ça a été la longue tournée de meeting pour les 50 ans de Mai 68, pas pour commémorer mais avant tout pour transmettre, durant laquelle il disait et répétait qu’il fallait "un Mai 68 qui réussisse, qui aille jusqu’au bout", répondant à celles et ceux qui lui demandaient s’il y croyait encore : "On n’a pas le choix."
T’as raison Alain, on n’a pas le choix. En tout cas si on a des convictions comme toi et qu’on ne les renie pas.
Ton sourire, ta chaleur, ta voix si particulière vont nous manquer Alain.
Tes interventions, tes encouragements et tes blagues nulles (mais drôles des fois) aussi.
Salut, vieux.
Ce n’est toujours qu’un début, et on continue le combat.

vendredi 2 avril 2021

De Macron à l’extrême droite : un nouveau « front républicain » ? 


Le jeudi 25 mars, une dizaine de nervis de l’Action française pénétraient en force dans le Conseil régional d’Occitanie, brandissant une banderole contre les « islamo-gauchistes », qualifiés de « traîtres à la France ». Rien d’étonnant, malheureusement, à ce que les fascistes, dans un contexte de campagne permanente contre les antiracistes nourrie d’une islamophobie de plus en plus « décomplexée », se sentent pousser des ailes, tant leurs thèses et leur vocabulaire sont repris sur le champ politique dit « républicain », jusqu’aux plus hauts sommets de l’État. Jusqu’à la constitution d’un nouveau — et monstrueux — « front républicain » allant de Macron à l’extrême droite ?

Article publié sur lanticapitaliste.org

L’UNEF ? « Racialiste ». Europe Écologie les Verts ? « Complices des islamistes ». Le Comité Adama ? « Séparatiste ». Audrey Pulvar ? « Raciste ». Sud-Éducation ? « La lutte des races en salle des profs ». Marwan Muhammad ? « Islamiste ». La liste des accusations portées contre diverses organisations et personnalités au cours des derniers jours n’est malheureusement pas exhaustive, et confirme ce que nous avons répété au cours des derniers mois : l’examen du projet de loi « séparatisme » et les discours islamophobes qui l’accompagnent ont ouvert encore un peu plus grand les vannes de la stigmatisation des musulmanEs et de l’ensemble de celles et ceux qui, quand bien même ils et elles ne seraient pas très radicaux, refusent l’hystérie raciste ambiante.

Un spectre qui s’élargit 

À coups de campagnes ciblées, souvent lancées par le gouvernement lui-même, sur lesquelles la droite et l’extrême droite se font un plaisir de surenchérir, à grands renforts d’amalgames, de calomnies et de mensonges, c’est à un véritable déferlement que l’on assiste, qui ne semble devoir épargner personne — du moins du côté de celles et ceux qui n’ont pas complètement renoncé. Nous le disions à propos de la « polémique » sur l’« islamo-gauchisme » : le terme n’est pas un outil d’analyse ou de description du réel, mais une arme de disqualification massive au contenu suffisamment flou pour pouvoir englober toutes celles et tous ceux qui refusent le consensus raciste ambiant et/ou « osent » revendiquer leur opposition à l’islamophobie. 

De semaine en semaine, le spectre des « islamo-gauchistes » et autres « séparatistes » semble ainsi s’élargir inexorablement. Celles et ceux qui se sont tus lors de la dissolution du CCIF et qui ont refusé de participer aux mobilisations contre la loi « séparatisme » en sont pour leurs frais : nombre d’entre eux sont aujourd’hui désormais, à leur tour, dans le viseur, y compris du côté du PS et du PCF, qui ne manquent pourtant pas de rappeler à chacune de leurs apparitions médiatiques qu’ils n’ont rien à voir avec toute cette histoire et sont profondément attachés aux « valeurs républicaines » et à l’« universalisme ». Des termes qui sonnent aussi creux dans leur bouche que leurs silences ont été assourdissants lors des précédentes étapes de la chasse aux sorcières, quand ils n’y ont pas directement participé. 

À front renversé 

On le sait, la Macronie est en campagne pour 2022 et a décidé de se placer dans un tête-à-tête avec le Rassemblement national. Pour ce faire, députés et ministres LREM n’hésitent pas à reprendre à leur compte les thématiques de l’extrême droite, quitte à dénoncer, comme Gérald Darmanin, la « mollesse » de Marine Le Pen. Et c’est ainsi que se produit une reconfiguration du débat public et du champ politique, dont on mesure chaque jour la dangerosité, par laquelle une nouvelle forme de « front républicain » semble se constituer. Un front renversé, pourrait-on dire, puisque l’on est passé en 20 ans du « front républicain » contre Le Pen (père) lors de la présidentielle de 2002 à un « front républicain » avec Le Pen (fille) contre les « séparatistes », « racialistes », « islamo-gauchistes » et autres ennemiEs de leur « république » raciste, autoritaire et antisociale.

Difficile ainsi, ces derniers jours, de faire la distinction entre les déclarations de LREM, des Républicains et du RN concernant les études post-coloniales, l’UNEF ou la mairie EÉLV de Strasbourg. L’Action française peut quant à elle tranquillement reprendre à son compte les propos de la ministre Frédérique Vidal sur l’« islamo-gauchisme » pour justifier son intrusion au Conseil régional d’Occitanie, à propos de laquelle le gouvernement ne s’est guère insurgé — on n’ose imaginer ce qui se serait passé si cette action avait été menée par un groupe antiraciste, une association musulmane ou un collectif étiqueté comme « gauchiste »… 

Face à cette dangereuse reconfiguration, dont l’extrême droite est en réalité la principale bénéficiaire, il n’est certes pas trop tard, mais il y a urgence : à ne rien céder face à la déferlante en cours, à construire les nécessaires digues avec toutes celles et tous ceux qui ne se résignent pas face à la perspective du pire, à faire vivre les solidarités et la perspective d’un autre monde face au désastre en cours.

jeudi 25 mars 2021

Les soulèvements arabes de l’hiver 2010-2011 : une source d’inspiration mondiale

Madrid, 15 mai 2011. Wikimedia Commons.

La grande révolte de 2010-2011 fut un précurseur d’autres soulèvements à l’échelle internationale, ouvrant une vague de contestation mondiale du capitalisme néolibéral autoritaire.

Article publié sur lanticapitaliste.org.

L’année 2011 s’était ouverte avec les soulèvements tunisien et égyptien, qui inspirèrent rapidement d’autres populations de la région. Mais au-delà de la zone Moyen-Orient-Afrique du Nord, d’autres s’emparèrent des « printemps arabes », d’abord pour exprimer leur solidarité avec les peuples en lutte, mais aussi pour se mobiliser à leur tour, en écho aux premiers soulèvements de l’hiver. 

Des IndignéEs à Occupy Wall Street 

On pense ici entre autres au mouvement des places, ou des IndignéEs, en Europe, avec notamment la spectaculaire mobilisation du 15 mai 2011 à Madrid. En octobre 2011, l’universitaire Bertrand Badie expliquait ainsi (lemonde.fr, 26 octobre 2011) : « La correspondance est forte. Dans le temps d’abord. Le "printemps arabe" s’amorce en décembre 2010, et les premiers frémissements d’un mouvement des "indignés" s’observent au Portugal et en Grèce dès mars 2011 pour gagner toute leur visibilité à partir du 15 mai en Espagne. Dans les formes, ensuite. On retrouve dans les deux cas le même rejet explicite de toute organisation partisane des mobilisations, la même méfiance à l’égard des professionnels de la politique quels qu’ils soient, le même scepticisme à l’égard des idéologies… »

Et l’on pense également au mouvement Occupy, avec notamment sa principale déclinaison à Wall Street, lancé en septembre 2011, qui affirmait alors sur son site : « Nous sommes les 99 % de la population qui ne tolérons plus la rapacité et la corruption des 1 % restants. Nous nous servons des tactiques révolutionnaires du Printemps arabe pour arriver à nos fins et nous encourageons l’usage de la non-violence. » 

Un mouvement mondial « synchronisé mais non coordonné »

Même si les mobilisations ont pris des formes diverses et ont connu des trajectoires très différentes, entre autres en raison des contextes socio-politiques nationaux, les phénomènes d’identification se sont reproduits et amplifiés au cours des années qui ont suivi, avec le développement d’un mouvement mondial « synchronisé mais non coordonné », selon la foule de notre camarade Dan La Botz, remettant en cause le capitalisme néolibéral-autoritaire : « Quand les Catalans sont allés bloquer l’aéroport de Barcelone le 14 octobre [2019], ils ont affirmé s’inspirer des méthodes de Hong Kong. Qui en retour a vu s’afficher, par solidarité, le 24 octobre [2019], en plein centre-ville, des centaines de drapeaux catalans brandis par des manifestants pour dénoncer "le même destin tragique" » (1)Champ caché. Gilets jaunes au Liban ou en Irak, parapluies à Paris, masques de Guy Fawkes, de Dali ou du Joker un peu partout, techniques de résistance à la répression qui voyagent de l’Égypte aux États-Unis, de Hong Kong au Chili : des révoltes interconnectées, qui se regardent, se nourrissent et se soutiennent symboliquement, face à des gouvernements adeptes des mêmes politiques austéritaires et répressives.

Dix ans après, nous ne devons pas l’oublier : les soulèvements arabes de l’hiver 2010-2011 furent, alors que les effets désastreux de la crise de 2008-2009 se faisaient de plus en plus sentir, l’expression de la possibilité, et même de la nécessité, de se révolter contre un ordre injuste, et une source d’inspiration et de fierté pour les oppriméEs et les exploitéEs du monde entier. À l’occasion du dixième anniversaire de ces soulèvements, le meilleur hommage que l’on puisse rendre aux insurgéEs martyrs et à toutes celles et tous ceux qui continuent de se battre dans l’adversité, est de demeurer intransigeants quant à notre anti-impérialisme, notre internationalisme et notre solidarité avec les peuples en lutte, mais aussi et surtout d’amplifier notre combat, ici et maintenant, pour un monde meilleur.

(1) Nicolas Bourcier, « Algérie, Liban, Irak, Chili, Hongkong... La contestation est mondiale », lemonde.fr, 8 novembre 2019. 

lundi 1 mars 2021

Face à la pandémie, un an de faillite des gouvernements et des institutions capitalistes

Photothèque Rouge/Martin Noda /Hans Lucas.

Cela fait désormais plus d’un an que la crise liée à la pandémie de Covid-19 s’étend aux quatre coins de la planète. Un an de gestion catastrophique par les classes dominantes, face à laquelle il est plus que jamais temps d’opposer la perspective d’un autre monde.
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Publié sur lanticapitaliste.org

Le 23 janvier 2020, les autorités chinoises plaçaient en totale quarantaine les 11 millions d’habitantEs de la ville de Wuhan, confinaient toute la province du Hubei (60 millions d’habitantEs) et annonçaient la création de plusieurs hôpitaux en une dizaine de jours. Certains ironisaient alors sur la gestion de crise « à la chinoise », tandis que l’Organisation mondiale de la santé (OMS), réunie en urgence ce même 23 janvier, décidait, au vu des informations disponibles, de ne pas considérer le nouveau coronavirus apparu en Chine comme une « urgence de santé publique de portée internationale ». « Le chaînon manquant pour décréter une telle urgence, c’est un cas de transmission d’homme à homme dans un pays qui ne serait pas la Chine », expliquait alors Antoine Flahault, directeur de l’Institut de santé globale de l’université de Genève (1)Champ caché.

« Les risques de cas secondaires autour d’un cas importé sont très faibles, et les risques de propagation du virus dans la population sont très faibles », déclarait quant à elle la ministre de la Santé Agnès Buzyn, le 24 janvier. Trois jours plus tôt, elle se voulait déjà rassurante : « Notre système de santé est bien préparé, les établissements de santé ont été informés et des recommandations de prise en charge ont été délivrées ». Le 21 janvier également, un certain Didier Raoult, directeur de l’IHU Méditerranée Infection, expliquait : « Le monde est devenu complètement fou. Il se passe un truc où il y a trois Chinois qui meurent et ça fait une alerte mondiale, l'OMS s'en mêle, on en parle à la télévision et à la radio ».

Impréparation et mensonges

Il ne s’agit évidemment pas de faire ici le procès, facile au vu des développements de l’épidémie depuis un an, de ceux qui ont pu relativiser le danger et l’ampleur de la crise à venir, et ce rappel ne vise évidemment pas à laisser entendre que nous serions de ceux qui avaient « tout » anticipé. Force est toutefois de constater que le retard à l’allumage global face à la pandémie de Covid-19 apparait a posteriori comme une forme de « péché originel » de la gestion de la crise par la plupart des institutions et des gouvernements capitalistes. Et le moins que l’on puisse dire est que nous sommes bien placés, en France, pour le savoir, avec un président de la République qui, en l’espace de 10 jours en mars 2020, est passé de l’injonction rassurante, en mettant en scène sa propre sortie au théâtre (« La vie continue, il n’y a aucune raison, mis à part pour les populations fragilisées, de modifier nos habitudes de sortie » — 6 mars) à la posture martiale et guerrière (« Après avoir consulté, écouté les experts, le terrain et en conscience, j’ai décidé de renforcer encore les mesures pour réduire nos déplacements et nos contacts au strict nécessaire. » — 16 mars). Et ce n’est qu’un exemple parmi d’autres à l’échelle internationale…

Incapables de reconnaître leurs erreurs, nos gouvernants se sont enfoncés dans le déni, voire le mensonge. On pense ici entre autres aux désormais fameuses déclarations de Sibeth N’Diaye, alors porte-parole du gouvernement, sur C-News le 23 mars : « Je crois qu’on ne peut pas dire qu’il y a eu un défaut d’anticipation de cette crise, bien au contraire. » La même Sibeth N’Diaye expliquait pourtant sur France Inter, le 4 mars, soit deux semaines avant le confinement total : « On ne va pas fermer toutes les écoles de France. C’est comme quand il y a une épidémie de grippe en France, on ne ferme pas toutes les écoles ». On pense également aux mensonges répétés sur les masques, au sujet desquels la « doctrine » du gouvernement français n’a évolué que dans le but de dissimuler la pénurie, mais aussi aux mensonges des autorités italiennes ou chinoises sur le nombre de morts, sans même parler, dans un autre registre, des dangereuses âneries de Donald Trump (qui qualifiait par exemple, en février 2020, la pandémie de Covid-19 de « canular » des Démocrates), de Boris Johnson ou de Jaïr Bolsonaro.

Au-delà des différences de stratégies et de positionnement, le point commun entre les divers gouvernements et institutions capitalistes dans leur gestion de la pandémie est leur refus obstiné de considérer la nécessité de prendre le mal à la racine. Et pour cause ! Car de manière globale, la crise du coronavirus a joué un rôle de révélateur : des conséquences dramatiques de l’austérité sur les systèmes de santé ; des catastrophes que peut générer le développement sans limite de l’agro-business, pour lequel le profit prime tout, y compris la vie, la nôtre et celle de la planète ; des dangers inhérents à l’économie capitaliste, contradictoire dans son essence même avec la planification de la production et son orientation vers les besoins de touTEs, pas les profits de quelques-uns ; de l’irresponsabilité de nos gouvernants qui, après avoir détruit l’hôpital public, ont pris, autoritairement, des mesures contradictoires et inefficaces, obsédés qu’ils sont par la sauvegarde du système économique, au mépris de la santé du plus grand nombre.

Réorganisation des relations sociales

Pour le dire autrement, une véritable politique de lutte contre la pandémie impliquerait de prendre des mesures radicalement contradictoires avec la logique du profit capitaliste, et d’aller exactement à l’inverse de ce qui s’est fait durant des dizaines d’années de néolibéralisme débridé. La naissance même du virus et son développement initial résultent, à bien des égards, du fonctionnement du système capitaliste, comme le rappelle le géographe marxiste suédois Andreas Malm : « Il est pour ainsi dire logique que de nouvelles maladies étranges surgissent du monde sauvage : c’est précisément au-delà du territoire des humains que résident des pathogènes inconnus. Mais ce monde pourrait être laissé tranquille. Si l’économie actionnée par les humains ne passait pas son temps à l’assaillir, à l’envahir, à l’entailler, à la couper en morceaux, à le détruire avec un zèle frisant la fureur exterminatrice, ces choses n’auraient pas lieu. Bien à l’abri parmi leurs hôtes naturels, les agents pathogènes n’auraient pas à bondir vers nousChamp caché. » (2)

Ainsi, si Macron et ses semblables se sont illustrés par une gestion calamiteuse de la crise, ce n’est pas – seulement – par incompétence, mais aussi en raison de ce qu’est leur vision du monde, de l’économie, des rapports sociaux, de la politique. Dans l’imaginaire étroit de ces adeptes béats de l’économie de marché, il ne faut en effet prendre aucune décision qui pourrait un tant soit peu remettre en cause durablement la logique capitaliste. On préfèrera ainsi dépenser des dizaines de milliards d’euros d’argent public pour maintenir à flot des grands groupes plutôt que de les faire passer sous contrôle public ; on refusera de plafonner réellement le prix des masques – sans même parler de les rendre gratuits – en avançant l’argument selon lequel « il ne faut pas freiner l’innovation » ; on promettra des primes plutôt que d’augmenter les salaires, on fera appel au bénévolat plutôt que d’embaucher massivement dans les services publics, en premier lieu dans les hôpitaux.

Pour les classes dominantes, loin d’être l’occasion d’une improbable remise en question, la crise du Covid est au contraire une opportunité pour pousser à une réorganisation des relations sociales à laquelle aucun domaine de la vie ne devrait échapper, à la condition que les principes fondamentaux du capitalisme soient respectés et que le domaine du marché soit en extension. Nous devons prendre au sérieux la bourgeoisie et ne pas considérer que sa gestion chaotique, voire catastrophique, de la crise, serait liée à un déficit chronique de vision ou de stratégie. Elle est au contraire l’expression d’une vision du monde, typiquement capitaliste mais en perpétuelle actualisation, et la situation exceptionnelle créée par la pandémie est l’occasion de procéder à de brutales contre-réformes tout en essayant de dépasser, à défaut de la résoudre, la crise d’hégémonie qui mine les classes dominantes, quitte à renforcer encore un peu plus les dispositifs autoritaires d’exercice du pouvoir.

Un autre monde est nécessaire

C’est à cette réorganisation d’ampleur, promettant toujours davantage d’oppression et d’exploitation des êtres humains et de la nature et, partant, toujours plus de crises aux conséquences sociales et écologiques catastrophiques, qu’il s’agit de s’opposer. Ce qui commence par combattre, ici et maintenant, les choix catastrophiques des gouvernements capitalistes, en leur opposant des politiques au service de la majorité de la population, appuyées sur la mobilisation et l’auto-organisation de cette dernière. Il s’agit entre autres de refuser la fausse alternative entre la santé et les emplois, qui repose sur le double postulat de la nécessaire croissance et de la toute-puissance du patron dans son entreprise. Il s’agit aussi de rejeter une seconde fausse alternative, entre les libertés publiques et la lutte effective contre la pandémie, fondée sur l’idée selon laquelle le combat contre le développement du Covid passerait nécessairement par des mesures contraignantes, imposées d’en haut.

Il s’agit de remettre au cœur de la discussion et des mobilisations toutes les questions – légitimes – qui se sont posées avec acuité lors des confinements du printemps : quelles sont les productions réellement utiles ? Quels sont les domaines desquels le privé doit être exproprié pour en finir avec les logiques de rentabilité ? Comment organiser le travail dans les secteurs indispensables, en écoutant en premier lieu les salariéEs, afin d’éviter les contaminations ? Comment partager davantage le travail, en réduisant massivement sa durée hebdomadaire sans perte de salaire, pour que cette réorganisation globale ne se fasse pas au détriment des salariéEs ? Comment financer tout cela en prenant l’argent là où il est, plutôt que de dilapider des dizaines, voire des centaines de milliards d’argent public, pour des « plans de relance » dont les recettes n’ont jamais fonctionné ? Qu’est-ce qu’une véritable politique sanitaire, faisant primer la vie et non les profits, et associant la population aux décisions qui la concernent, faute de quoi elles ne seront ni acceptées ni appliquées ?

Au-delà, c’est la question d’un système qui porte en lui les crises écologiques, sanitaires et sociales qui est posée, et nous ne devons pas, à ce titre, oublier que, quelques semaines avant le début de la pandémie, il était difficile d’établir une liste exhaustive des pays qui avaient été, ou étaient le théâtre, au cours des semaines ou des mois précédents, de soulèvements populaires mettant directement en cause les régimes en place et les faisant vaciller, voire chuter : Irak, Chili, Équateur, Liban, Porto Rico, Soudan, Colombie, Hong Kong, Nicaragua, Algérie, Haïti… Si la pandémie de Covid-19 a quelque peu mis « entre parenthèses » ces mobilisations de masse, nul doute que les raisons de la colère sont toujours bien là, et qu’elles se même sont à bien des égards renforcées. Il s’agit plus que jamais de défendre la perspective d’un autre monde, d’une autre organisation de la production, d’une société écosocialiste, en ayant pleinement conscience du fait que la mise à nu, par la crise du Covid, des mortelles impasses du système capitaliste, peut donner un écho tout particulier à un tel programme/projet.

(1) Cité dans Isabelle Mayault, « Coronavirus : " L’OMS n’est pas une puissance supranationale" », la Croix, 24 janvier 2020.
(2) Andreas Malm, La Chauve-souris et le capital : stratégie pour l’urgence chronique, éditions la Fabrique, 248 pages.

dimanche 20 décembre 2020

Il y a 10 ans, les soulèvements arabes


Jonathan Rashad/Wikimedia Commons
Le 17 décembre 2010, le jeune Mohamed Bouazizi, vendeur ambulant à Sidi Bouzid, ville du centre de la Tunisie, s’immolait par le feu après la confiscation, par les forces de sécurité du régime de Ben Ali, de son outil de travail (une charrette et une balance). Ce geste tragique fut le déclencheur d’un soulèvement populaire régional qui, 10 ans plus tard, n’a pas fini de bouleverser la région Moyen-Orient Afrique du Nord ni d’inspirer les peuples du monde entier.

Publié sur lanticapitaliste.org.

Si l’immolation de Mohamed Bouazizi a suscité un sentiment d’identification collective, bien au-delà des frontières de la Tunisie, c’est qu’elle a incarné, de manière dramatique, la situation misérable d’une jeunesse précaire, sans avenir, sujette à la répression et à l’arbitraire de policiers reproduisant les pratiques clientélistes des clans au pouvoir, en exigeant des bakchichs pour « fermer les yeux » sur des pratiques illégales aux yeux de la bureaucratie administrative.

Extrême pauvreté, inégalités, chômage de masse chez les jeunes, mainmise des dirigeants et de leurs proches sur les richesses nationales, poids du clientélisme et persistance de l’autoritarisme : c’est la conjonction – et la persistance – de ces facteurs qui ont été les causes expliquant le soulèvement régional, et pas uniquement l’absence de démocratie politique. Et si des revendications démocratiques ont été mises en avant, les analyses réduisant les aspirations populaires à la demande d’élections libres et de pluralisme politique se sont avérées erronées.

Violence de la contre-révolution

À défaut d’alternative progressiste crédible et malgré la puissance et la massivité des soulèvements, on a progressivement assisté, à l’échelle régionale, y compris dans les pays où des élections ont été organisées, à une polarisation réactionnaire entre, d’une part, anciens régimes et, d’autre part, intégrisme islamique dominé par les Frères musulmans, ce qui a posé une chape de plomb sur les aspirations populaires de 2010-2011, les politiques des puissances régionales et internationales contribuant à alimenter cette polarisation. 

Les revendications des peuples insurgés n’ont pas été satisfaites et, bien au contraire, la région a connu une véritable descente aux enfers : alliance des forces contre-révolutionnaires en Tunisie, restauration autoritaire en Égypte, désintégration de la Libye, conflits sanglants au Yémen et en Syrie… Les rivalités entre les pôles contre-révolutionnaires n’ont pas mécaniquement ouvert d’espace pour les forces progressistes, et ces dernières sont aujourd’hui davantage dans une stratégie de survie que de développement. 

Qui plus est, l’évolution de la situation nous rappelle que la contre-révolution n’est pas un retour aux conditions qui préexistaient au soulèvement révolutionnaire : « Une contre-révolution n’est pas une révolution en sens contraire (une révolution inversée), mais le contraire d’une révolution, non pas un événement symétrique à l’événement révolutionnaire, mais un processus » (1). Un processus qui passe non seulement par la destruction des acquis, aussi maigres soient-ils, du soulèvement révolutionnaire, mais aussi par l’annihilation préventive des conditions de possibilité d’un nouveau soulèvement.

Les 10 années qui se sont écoulées depuis l’onde de choc de 2010-2011 ont également été l’occasion, pour les puissances impérialistes, de faire la démonstration de leur hypocrisie criminelle et de leur cynisme morbide, préoccupées avant tout par la « stabilisation » économique et la redistribution des zones d’influence et aucunement par l’amélioration des conditions de vie des peuples de la région. Malgré des discours de façade sur la nécessaire « démocratisation », le soutien politique et militaire apporté à la réaction régionale s’est ainsi renforcé, en dépit de la répression tous azimuts, des centaines de milliers de morts et des millions de réfugiéEs et déplacéEs. Le tapis rouge récemment déroulé au dictateur Sissi par l’autocrate Macron en est l’une des illustrations les plus récentes… et des plus répugnantes.

Une source d’inspiration mondiale

Mais les raisons de la colère sont toujours bien là, et ceux qui faisaient le pari d’une stabilisation régionale par la contre-révolution en sont pour leurs frais. Du Liban à l’Algérie, de l’Irak au Maroc, des soulèvements de plus ou moins grande ampleur se sont succédé au cours des dernières années, montrant que la contre-offensive réactionnaire, incapable d’éteindre l’incendie régional, n’a pas été capable de stabiliser la situation et de produire un « nouvel ordre » consolidé et un tant soit peu légitime. Qui plus est, la grande révolte de 2010-2011 fut un précurseur d’autres soulèvements à l’échelle internationale, ouvrant une vague de contestation mondiale du capitalisme néolibéral autoritaire, du Chili à Hong Kong en passant par Porto Rico et la Catalogne, autant de pays où l’héritage des soulèvements arabes a été explicitement revendiqué.

Ces phénomènes d’identification se sont reproduits et développés, avec le développement d’un mouvement mondial « synchronisé mais non coordonné » (2) remettant en cause le capitalisme néolibéral-autoritaire (3) : « Quand les Catalans sont allés bloquer l’aéroport de Barcelone le 14 octobre [2019], ils ont affirmé s’inspirer des méthodes de Hong Kong. Qui en retour a vu s’afficher, par solidarité, le 24 octobre [2019], en plein centre-ville, des centaines de drapeaux catalans brandis par des manifestants pour dénoncer "le même destin tragique" » (4). Gilets jaunes au Liban ou en Irak, parapluies à Paris, masques de Guy Fawkes, de Dali ou du Joker un peu partout, techniques de résistance à la répression qui voyagent de Hong Kong au Chili : des révoltes interconnectées, qui se regardent, se nourrissent et se soutiennent symboliquement, face à des gouvernements adeptes des mêmes ­politiques austéritaires et répressives.

Dix ans après, nous ne devons pas l’oublier : les soulèvements de l’hiver 2010-2011 furent, malgré la violence de la contre-révolution, l’expression de la possibilité, et même de la nécessité, de se révolter contre un ordre injuste, et une source d’inspiration et de fierté pour les oppriméEs et les exploitéEs du monde entier. À l’occasion du dixième anniversaire de ces soulèvements, le meilleur hommage que l’on puisse rendre aux insurgéEs martyrs et à toutes celles et tous ceux qui continuent de se battre dans l’adversité, est de demeurer intransigeants quant à notre anti-impérialisme, notre inter­nationalisme et notre solidarité avec les peuples en lutte, mais aussi et surtout d’amplifier notre combat, ici et maintenant, pour un monde meilleur.

(1) Daniel Bensaïd, préface à l’Introduction au marxisme d’Ernest Mandel, Éditions Formation Léon Lesoil, Bruxelles, 2007.
(2) Dan La Botz, « The World Up in Arms Against Austerity and Authoritarianism », New Politics, 26 octobre 2019.
(3) Lire à ce propos Julien Salingue, 
« Un soulèvement mondial contre le capitalisme néolibéral-autoritaire ? », 1er janvier 2020. 
(4) Nicolas Bourcier, « Algérie, Liban, Irak, Chili, Hongkong... La contestation est mondiale », lemonde.fr, 8 novembre 2019. 

mercredi 18 novembre 2020

« Hold-up », le documentaire qui se trompe de complot

En quelques jours, le documentaire Hold-up, réalisé par Pierre Barnérias, est devenu l’objet de nombreuses discussions : dans les « grands médias », où articles, chroniques et débats se multiplient pour tenter, parfois, de « comprendre » les fortes audiences du documentaire (déjà près de trois millions de vues selon un décompte de France Inter) et, souvent, de démontrer qu’il est empli de contre-vérités, d’approximations et de manipulations ; dans la population également, avec de nombreuses discussions sur les lieux de travail ou les réseaux sociaux, mais aussi dans les familles ou les cercles amicaux. Avec un mot qui revient en boucle : « complotisme ».

Publié le 17 novembre sur le site l'Anticapitaliste.

Nous ne proposerons pas ici une critique linéaire du documentaire, ni une énième opération de « décryptage » de son contenu. D’autres l’ont fait, avec plus ou moins de réussite et plus ou moins d’honnêteté, pointant un certain nombre de problèmes : « experts » aux parcours douteux et/ou intervenant hors de leur domaine d’expertise, petits et gros arrangements avec les chiffres et les données scientifiques, informations inexactes, voire mensongères, etc. (1) Ce qui nous intéressera ici est plutôt la thèse du film, les bonnes et les mauvaises raisons de le qualifier de « complotiste », les explications rationnelles de son succès, et les dangers qui l’accompagnent. 


Au sens strict, un complot 


Le documentaire de plus de 2h40 propose, à grands traits, la thèse suivante, même si elle n’est jamais explicitement et complètement formulée : la dangerosité du Covid-19 a été volontairement exagérée par les gouvernants et autres « élites », notamment économiques, afin de leur permettre, à coups de mensonges, de faire accepter ou d’imposer un vaste projet de réorganisation de l’ensemble des rapports sociaux. La lutte apparente contre le Covid-19 dissimulerait donc un tout autre but, tenu secret et « révélé » par le film Hold-up qui aurait pu, d’après les propos de son producteur Christophe Cossé, s’appeler « Coup d’État ».

Il s’agirait donc bien, à proprement parler, d’un complot, au sens d’un projet élaboré et mené secrètement par un groupe d’individus, ici issus des milieux économiques, scientifiques, politiques et médiatiques, qui se seraient entendus pour construire et diffuser un vaste mensonge destiné à couvrir des desseins inavouables. C’est ce mensonge et ces desseins que Hold-up se propose de dévoiler, à grands renforts d’informations « censurées » et d’interviews inédites.  

Le documentaire est long, il accumule informations, témoignages et bribes d’analyses, joue sur les peurs et inquiétudes — légitimes — liées à la crise sanitaire et à sa gestion calamiteuse, mais l’un de ses principaux ressorts est la suggestion : certaines phrases sont inachevées, certains raisonnements incomplets, certaines informations peu ou pas commentées… Un procédé qui permet de donner l’impression à tout un chacun de ne pas se sentir contraint et de tirer ses propres conclusions, lesquelles sont toutefois bornées par le propos général — et unilatéral — du documentaire : quelles que soient lesdites conclusions, elles auront ainsi nécessairement comme point commun le fait de constater qu’« on » nous a menti, qu’« on » a voulu nous dissimuler la vérité, qu’« on » a élaboré des projets cachés, sans que les spectateurEs puissent réellement savoir, mis à part quelques noms (Bill Gates, Jacques Attali), qui est réellement ce « on », dans quels cadres « on » s’organise et prend des décisions et surtout comment « on » a pu élaborer un tel plan sans que personne — ou presque — n’en sache rien.  


L’opportunisme n’est pas un projet organisé


L’accusation de « complotisme » est aujourd’hui maniée avec beaucoup de légèreté, de façon intéressée, et sert souvent, en tout cas lorsqu’elle vient des autorités, qu’elles soient politiques ou médiatiques, d’arme de délégitimation massive. Elle est en effet de plus en plus souvent jetée au visage de toutes celles et tous ceux qui, d’une façon ou d’une autre, remettent en question l’explication dominante de certains événements ou phénomènes, voire taxent certains responsables politiques et/ou journalistes de diffuser des informations mensongères. 

Hors de question, en ce qui nous concerne, de hurler avec ces loups-là, a fortiori dans la mesure où l’on sait que des complots, au sens strict du terme, ont déjà existé (organisation du coup d’État de Pinochet en 1973, financement secret et illégal des contras au Nicaragua…), sans parler des mensonges d’État (plan « Fer à cheval » de Milosevic, armes de destruction massive en Irak…), et que rien n’interdit donc de penser qu’il pourrait en exister encore. Nier ces phénomènes et se contenter de taxer Hold-up et ses partisans de « complotistes », sans autre forme de cérémonie et souvent avec mépris et arrogance, ne peut que renforcer ces derniers : ceux qui nient l’existence de complots couvrent le complot, et démontrent dès lors son existence.

Si le documentaire Hold-up peut être qualifié de complotiste, ce n’est pas parce qu’il pointe les incohérences, voire les mensonges, des autorités, ni même parce qu’il veut faire entendre « autre chose » que la « version officielle ». À ce titre, nous serions nombreux à être complotistes, tant nous avons été nombreux à dénoncer ces mensonges et à affirmer que, contrairement à ce qu’ils prétendaient, nos gouvernants étaient avant tout préoccupés par la sauvegarde des profits et pas par la mise en œuvre d’une politique sanitaire efficace sauvant un maximum de vies.

Mais là où Hold-up bascule, c’est en confondant allègrement, d’une part, l’opportunisme de certains secteurs des classes dominantes, qui tentent de profiter d’une crise sanitaire bien réelle, et, d’autre part, un projet organisé visant à provoquer une crise sanitaire artificielle pour mettre en place un programme tenu secret. Affirmer que certains n’ont aucun scrupule à exploiter toutes les opportunités pour asseoir leur domination politique et/ou économique est une chose. Prétendre que des milliers d’individus, issus de dizaines de pays, de milieux professionnels hétérogènes, etc., se seraient secrètement entendus pour diffuser un même mensonge, en est une autre.


Un Hold-up contradictoire


On ne peut ainsi manquer de s’étonner, en visualisant Hold-up, de la facilité et de la rapidité avec lesquelles un réalisateur dont l’un des principaux faits d’armes était, jusqu’à présent, un documentaire sur les apparitions de la Vierge Marie (2), a pu, en quelques semaines, mettre à jour une telle conspiration. De toute évidence, le mensonge n’était guère bien protégé, et l’on se demande comment des journalistes de métier qui n’ont jamais manqué de s’en prendre aux autorités étatiques et/ou aux puissances économiques (de Mediapart aux journalistes d’investigation aux États-Unis), ont pu passer à côté d’un tel scoop. Ou alors feraient-ils et elles aussi, peut-être à leur corps défendant, partie du complot ? Poser la question, c’est y répondre, et l’on voit bien l’absurdité de la chose, a fortiori lorsque l’on sait qu’une large partie des informations factuelles « révélées » par Hold-up proviennent précisément… du travail de ces journalistes.

Deuxième problème, et pas des moindres : si certains, qu’ils soient propriétaires de grands groupes capitalistes ou responsables politiques, tirent leur épingle du jeu, cela n’empêche nullement que d’autres, qu’ils soient propriétaires de grands groupes capitalistes ou responsables politiques, figurent eux aussi parmi les victimes de la crise sanitaire. La perte de popularité, voire les défaites électorales, de divers gouvernements des pays capitalistes développés, et les pertes financières de grands groupes industriels, en raison notamment des politiques de confinement, sont là pour en témoigner. Et on se demande bien comment ceux-là, qui participent tout autant aux réunions internationales entre chefs d’État et/ou aux forums économiques mondiaux, n’auraient rien vu venir, ou auraient accepté docilement, et en silence, de figurer parmi les perdants de la crise.

Enfin, et la liste n’est pas exhaustive, on ne peut s’empêcher de relever l’un des paradoxes majeurs de Hold-up : le documentaire a en réalité recours à l’ensemble des procédés dont il accuse ceux qui organiseraient ou couvriraient les mensonges des autorités. Ainsi (et entre autres) : multiplication de l’appel à des « experts » dont les titres parfois ronflants (3) semblent servir essentiellement d’argument d’autorité, à défaut de preuves de ce qu’ils avancent ; sélection des chiffres et des statistiques qui servent le propos du documentaire, et dissimulation, voire élimination, des données gênantes (4) ; affirmations contradictoires, comme celle consistant à reprocher au gouvernement de ne pas avoir anticipé les stocks et les distributions de masques alors que le documentaire explique un peu plus tôt que les masques sont inutiles, et même dangereux… Reproduire, dans la construction d’un documentaire entendant dénoncer une grande « manipulation », les procédés malhonnêtes que l’on attribue à ceux qui nous « manipuleraient » : pour le dire « à la Hold-up », chacun pourra en tirer ses conclusions quant aux intentions et à l’honnêteté des auteurs du film (5).


Rationalités d’un succès


Force est toutefois de constater que Hold-up « fonctionne » et rencontre un écho considérable, apparaissant pour divers secteurs de la population comme rétablissant, sinon « la vérité », au moins « certaines vérités » sur la crise du Covid. Un phénomène qu’il ne s’agit ni de négliger ni de considérer avec mépris, dans la mesure où il s’explique rationnellement, trouvant sa principale source non dans une prétendue « crédulité » du public mais bien dans une défiance à l’égard, principalement, des responsables politiques et des grands médias. Une défiance qui ne date pas d’hier et qui est d’autant plus compréhensible au regard de la gestion calamiteuse de la crise sanitaire, des mensonges et contradictions de nos dirigeants, de leur absence totale de volonté d’associer la population aux décisions la concernant au premier chef, privilégiant l’autoritarisme et le paternalisme, mais aussi de la couverture médiatique catastrophique de la séquence « Covid », avec une course au sensationnalisme faisant fi de l’incompatibilité entre les temporalités médiatique et scientifique (6). Défiance à laquelle s’ajoute celle vis-à-vis des autorités sanitaires et médicales, voire de la science « institutionnelle » en général — d’où le succès de la figure du « médecin/chercheur rebelle » —, qui mériterait une étude à part entière et que nous ne développerons pas ici.  

Autre explication rationnelle de l’écho rencontré par Hold-up : le fait qu’il accumule un certain nombre d’informations et d’éléments bien réels qui tendent à montrer à quel point les puissants de ce monde privilégient leurs intérêts sur ceux des populations. Là encore, ce n’est pas nous, partisans du mot d’ordre « Nos vies, pas leurs profits », qui dirons la contraire, tant le système capitaliste démontre chaque jour un peu plus à quel point le règne du profit et de la concurrence à outrance est générateur de toujours plus de catastrophes, sanitaires, sociales, écologiques, et tant les « Big Pharma », pointées dans le documentaire, sont une caricature de ce système qui marche sur la tête. Et cela, aucun « fact-checkeur », aussi progressiste soit-il, ne pourra le « débunker ». D’où les impasses de toute critique de Hold-up se contentant de vouloir « rétablir la vérité » (7), mais aussi de toute entreprise de « lutte contre le complotisme » qui se limiterait à critiquer des « idées dangereuses » et ne s’attaquerait pas aux bases matérielles du développement de ce phénomène : captation des richesses et des postes de pouvoir par une petite minorité, inégalités sociales, autoritarisme, anémie du pluralisme dans les médias, etc. Dans de telles circonstances, il est en outre évident que les remontrances et les leçons de maintien arrogantes administrées par les tenanciers politiques et médiatiques de cet ordre économique et social fondamentalement injuste ne risquent pas de convaincre celles et ceux qui ont été séduits, même partiellement, par Hold-up. Bien au contraire.


S’organiser contre l’impuissance


Ces explications rationnelles ne signifient pourtant pas qu’un tel documentaire constituerait une arme pour lutter contre ces puissants qui nous emmènent dans le mur. En réalité, Hold-up désarme davantage qu’il n’arme, en se refusant obstinément à nommer les forces sociales, au-delà des individus, dont les intérêts sont structurellement contradictoires avec ceux de l’immense majorité de la population, laissant ainsi la porte ouverte à tous les fantasmes. Or, les capitalistes ne « complotent » pas, ils tentent de perpétuer et de renforcer un mode de production basé sur l’exploitation de la majorité par une minorité, et donc sur la domination, notamment organisée par le biais de structures politico-administratives nommées États. Face à cela, des gens résistent, des populations luttent, des forces sociales se mobilisent, et l’on ne peut que constater — sans grande surprise — à quel point cette dimension est omise de Hold-up, que ce soit en termes descriptifs ou de perspectives.

On notera ainsi l’absence totale, dans le film, de place donnée à celles et ceux qui, bien avant Hold-up, ont dénoncé, par leurs luttes concrètes, le scandale de la (non-)gestion de la crise sanitaire — notamment les personnels des hôpitaux débordés, quasi-invisibles dans le documentaire, sans doute parce qu’ils et elles ne cadraient pas avec l’idée d’une crise « exagérée » — et proposent d’autres perspectives que la passivité dans laquelle nous conforte le film. Car ce qui se dégage de Hold-up est bien un sentiment d’impuissance généralisée : comment se battre contre des complots, par définition cachés, contre leurs auteurs, par définition insaisissables, et contre des réseaux occultes, qui s’organisent par définition secrètement ? La réponse de Hold-up est simple, individuelle et « à domicile » : faire connaître Hold-up et financer sa société de production, mais aussi « s’informer par soi-même », sans doute en se tournant vers d’autres spécialistes de la traque des complots… dont on connaît malheureusement les inclinations politiques. Nous n’avons guère été surpris de constater que le complotiste antisémite Alain Soral faisait ainsi la promotion de Hold-up depuis son compte Twitter : « Visionnez ici Hold-up, le documentaire que l'oligarchie veut interdire ».

Or, si l’on veut vraiment lutter, ici et maintenant, contre la gestion calamiteuse de la crise sanitaire et contre le « monde d’après » — déjà là — des capitalistes (8), dans l’objectif d’aller au-delà de l’indignation et d’agir pour (tenter de) changer les choses, c’est tout autre chose qu’il faut faire, en refusant de se laisser charmer/tétaniser par des marchands de peur qui ont, eux aussi, un agenda personnel et/ou politique, pas toujours bien dissimulé. Il s’agit de ne pas céder au sentiment d’impuissance et de se battre concrètement, et collectivement, dès aujourd’hui, pour des droits bien réels, contre des politiques publiques tout sauf secrètes, décidées et mises en œuvre par des acteurs clairement identifiés, qu’ils soient au gouvernement ou dans les conseils d’administration du CAC 40. L’histoire, y compris récente, nous enseigne que c’est seulement lorsque les indignations individuelles se transforment en mobilisations de masse, posant la question d’une autre organisation de la société, que les puissants prennent peur et peuvent réellement vaciller.


(1) Voir par exemple Checknews, « Covid-19 : dix contre-vérités véhiculées par "Hold-up" », sur https://www.liberation.fr/france/2020/11/12/dix-contre-verites-vehiculees-par-hold-up_1805434, les Décodeurs, « Les contre-vérités de "Hold-up", documentaire à succès qui prétend dévoiler la face cachée de l’épidémie », sur https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2020/11/12/covid-19-les-contre-verites-de-hold-up-le-documentaire-a-succes-qui-pretend-devoiler-la-face-cachee-de-l-epidemie_6059526_4355770.html, ou Grégory Rozières, « "Hold-up", le documentaire sur le Covid-19 confronté aux faits scientifiques », en ligne sur https://www.huffingtonpost.fr/entry/documentaire-hold-up-sur-le-covid-19-science-complot_fr_5fad4c93c5b635e9de9fc76e.  

(2) M et le 3e secret (2014). Documentaire à propos duquel il expliquait en 2015 : « En tant que journaliste, mon opinion importe peu. Je tends le micro à Marie, qui s’adresse à ses enfants en plusieurs endroits de la planète et à plusieurs époques. Ce sont bien ses propos et non les miens. » Ou encore : « En tant que premier gouvernement mondial, rassemblant 1,2 milliards de fidèles sur toute la planète, l’Église catholique dispose d’un maillage unique qui attise les convoitises. Elle est l’objet d’infiltrations de la part de réseaux qui exècrent toute croyance en Dieu. Au fil de mon enquête, je découvre ainsi que le Parti communiste a infiltré les séminaires à partir des années 30. Je montre aussi que les sociétés secrètes le sont de moins en moins ! Les francs-maçons ont vite compris depuis deux siècles l’importance de contrôler ce gouvernement mondial. » 

(3) « Docteur en psychopathologie spécialiste des pathologies du pouvoir », « Expert en pharmacologie et toxicologie », « Chef d’entreprise spécialisée dans le numérique ». On notera même que l’un des « experts », Olivier Vuillemin, est présenté successivement comme « expert en fraude scientifique » et « expert en métrologie de la santé ». Mention spéciale à la « profileuse » Nadine Touzeau, interrogée à la fin du film, qui décrit les profils psychologiques de diverses personnes à partir de photos, s’appuyant sur leur regard ou la commissure de leurs lèvres… 

(4) Ainsi du cas de la Suède, citée comme exemple car elle n’aurait « pas confiné » (ce qui est déjà, en soi, une approximation) : le documentaire propose une infographie « montrant » que la Suède a connu un pic à 111 morts au printemps, tandis que la France atteignait un sommet à 1438 morts le 15 avril. Commentaire : « Les chiffres parlent d’eux-mêmes ».  Sauf que les chiffres ne parlent jamais d’eux-mêmes, et qu’on les fait toujours parler, en fonction de ceux que l’on choisit et de comment on les présente : Checknews indique ainsi que « sur toute la première vague, et pas seulement au moment du pic, la Suède comptait, en cumulé, davantage de morts que la France : au 18 juin, elle enregistrait ainsi 494 morts par million d’habitants, contre 442 par million d’habitants pour la France ».

(5) Comme l’a relevé Mediapart, le producteur Christophe Cossé déclarait d’ailleurs dans une récente interview publiée par France-Soir : « J’ai décidé il y a une dizaine d’années de parfaire ma formation en faisant un master en psy et en PNL [programmation neuro-linguistique] et c’est là que j’ai trouvé tous les outils de la manipulation ». Aveu ou maladresse ? (Cité dans Lucie Delaporte, « Le documentaire "Hold-up", une parodie d’investigation », en ligne sur https://www.mediapart.fr/journal/france/171120/le-documentaire-hold-une-parodie-d-investigation)

(6) Voir à ce propos l’excellente rubrique « Crise du coronavirus » de l’observatoire critique des médias Acrimed : https://www.acrimed.org/-Crise-du-coronavirus-

(7) Sur les limites intrinsèques de la « pensée fact-checkeuse », lire Frédéric Lordon, « Politique post-vérité ou journalisme post-politique ? » (novembre 2016), en ligne sur https://blog.mondediplo.net/2016-11-22-Politique-post-verite-ou-journalisme-post

(8) Voir notre article « Leur "monde d’après" est déjà là, la contre-offensive reste à construire », dans lequel nous nous intéressions déjà, en juin dernier, aux volontés capitalistes de profiter de la crise sanitaire, en nous appuyant sur une série de documents, de déclarations et de décisions tout sauf secrètes : https://lanticapitaliste.org/opinions/strategie/leur-monde-dapres-est-deja-la-la-contre-offensive-reste-construire