Égypte : plus de 1000 manifestations par mois en 2013

Publié le 17 juin 2013.

Selon un récent rapport publié par l’International Development Center (IDC), 5.544 manifestations ont eu lieu en Égypte durant les cinq premiers mois de l’année 2013. Les chiffres des mois de mars, avril et mai (respectivement 1.354, 1.462 et 1.300 manifestations) font de l’Égypte, selon l’IDC, le pays qui enregistre le plus de mobilisations au monde. Nouvel indicateur, s’il en était besoin, du caractère inachevé (et toujours en cours) du processus révolutionnaire égyptien.

Les 2/3 de ces manifestations concernent des questions économiques et sociales, qu’il s’agisse de protestations contre l’augmentation du coût de la vie, les coupures d’électricité ou la mauvaise qualité des services sociaux, ou des nombreuses grèves et manifestations de salariés du public et du privé, qui revendiquent notamment des augmentations de salaires, de meilleures conditions de travail ou le départ de patrons ou d’administrateurs autoritaires et/ou proches de l’ancien régime.

Ces grèves et manifestations, peu relayées par la presse internationale, montrent que l’Égypte post-Moubarak est loin d’être rentrée dans le rang, et que la chape de plomb soulevée en janvier 2011 n’est pas retombée. L’année 2013 s’annonce déjà comme une année record en termes de mobilisations : les 3.400 mobilisations autour de questions économiques et sociales enregistrées en 2012 sont déjà dépassées, qui constituaient déjà un plus haut historique.

Grèves historiques

Les grèves sont souvent massives et contribuent très largement à paralyser l’appareil de production égyptien, contraignant les autorités et les représentants du secteur privé à réagir, parfois par la force, souvent par la négociation. Elles ont lieu dans l’ensemble des grandes villes d’Égypte, au premier rang desquelles Le Caire et Alexandrie, mais également Suez, Port-Saïd, Mansourah ou al-Mahallah al-Koubra, qui abritent des dizaines de milliers d’emplois dans le secteur industriel.

On pourra ainsi citer, à titre d’exemple, la mobilisation historique des dockers du Port de Sokhna, sur le Canal de Suez, en février dernier. 1.200 salariés ont complètement cessé le travail durant 16 jours, occupant le port et paralysant totalement les entrées et sortie de marchandises. Ils revendiquaient notamment l’obtention de réels contrats de travail, la fin de la période d’essai de 3 mois au cours de laquelle ils pouvaient être licenciés sans motif, ou encore des indemnités pour les salariés blessés au travail. Ils ont en grande partie obtenu gain de cause suite à une médiation gouvernementale, avec des pertes estimés à 192 millions de livres égyptiennes (plus de 20 millions d’euros).   

Autre exemple significatif, la grève des conducteurs de train de l’Egypt National Railway (ENR), menée en avril dernier pour obtenir notamment des augmentations de salaires et des congés payés. Cette grève, massive et menée à l’échelle nationale pour la première fois depuis 1986, a duré deux jours et s’est achevée dans la confusion, avec des promesses faites par les autorités après avoir tenté de contraindre les conducteurs à travailler en les enrôlant de force dans l’armée, déclenchant un véritable tollé
 du côté des syndicats.

Comme sous le régime de Moubarak, le gouvernement s’implique directement dans la résolution des conflits sociaux, y compris dans le secteur privé, leur donnant immédiatement une coloration politique. Mais l’intégration des dirigeants syndicaux à l’appareil d’État via le syndicat officiel, l’Egyptian Trade Unions Federation (ETUF), héritage du Nassérisme, a fait long feu, avec la constitution de plus de 1.000 syndicats indépendants au cours des deux dernières années, regroupés notamment dans l’Egyptian Federation of Independent Trade Unions (EFITU) et l’Egyptian Democratic Labor Conference (EDLC), qui revendiquent plus de 2 millions de membres.

"Le gouvernement ne peut plus contrôler les travailleurs"

Pour Mohammad Abdeen, cadre de l’EFITU au Caire, interviewé lors de la grève des dockers de Sokhna, « la capacité du gouvernement à contrôler les travailleurs s’est terminée avec [la chute de] Moubarak. Cela n’existe plus. Vous ne pouvez plus les contrôler ». Les conflits au sein de l’ETUF se multiplient, le nouveau pouvoir tentant d’y asseoir son contrôle, et de plus en plus de voix se font entendre au sein du « syndicat d’État », qui revendiquent une prise d’autonomie vis-à-vis des autorités, a fortiori après la « déclaration constitutionnelle » de novembre dernier élargissant considérablement les pouvoirs du Président Morsi, largement contestée par le mouvement syndical avant d’être retirée.

L’extrême politisation des questions économiques et sociales, produit du mode de gestion néo-patrimonial et étatisé du capitalisme égyptien, s’était déjà vérifiée en 2011, avec le rôle décisif des grèves et des manifestations ouvrières dans la chute de Moubarak. Le régime en avait d’ailleurs largement conscience, et avait tenté de se sauver en annonçant le 7 février (soit quatre jours avant le départ de Moubarak) une augmentation de 15% des salaires et pensions des salariés du secteur public. La place occupée par les syndicats indépendants et par les divers collectifs de travailleurs dans les mobilisations de la fin de l’année 2012 contre l’extension des pouvoirs de Mohammad Morsi (comme à al-Mahallah al-Koubra) montrent que la dimension économique et sociale du processus révolutionnaire égyptien demeure essentielle. Le régime ne s’y est pas trompé, tentant par divers moyens de réprimer les mobilisations sociales et leurs dirigeants.  

En Égypte comme en Tunisie, la situation est loin d’être stabilisée. L’accession au pouvoir de courants politiques qui adhèrent aux thèses néolibérales et privilégient les rapprochements avec les États-Unis, dont ils partagent notamment les options économiques, n’a pas fait reculer les mobilisations, bien au contraire. Et c’est précisément parce que ces courants sont incapables de répondre aux enjeux de la crise socio-économique qui a généré les soulèvements que leur légitimité est, à peine plus d’un an après leur accession au pouvoir, déjà érodée. Produits d’une crise qu’ils ne peuvent résoudre, les « nouveaux régimes » sont confrontés à des luttes sociales d’ampleur qui témoignent d’un bouillonnement typique de processus révolutionnaires loin d'être achevés.


Pour une analyse des soulèvements arabes, voir sur ce même blog

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